Elle
agite sa main rapidement comme un colibri vers moi, après que nos regards se
sont croisés et que ses yeux devenus mutins, des petites plissures coquines
sont apparus sur le pourtour de ses yeux. J’étais totalement ailleurs. Je me
suis levé, l’ai à peine remarquée, si ce n’est que je crois me rappeler qu’elle
était jolie, très jolie dans son manteau trois quart à la mode avec ses motifs
blancs et noirs. Une femme d’environ 25 ans, probablement dans l’art ou quelque
chose comme ça. Du moins ai-je vaguement
cru le deviner ; les mensonges que l’on se fait.
Je suis passé devant, en la regardant à peine, juste un petit hello timide qui a répondu au sien puis,
par sécurité, j’ai engagé la conversation avec le serveur qui encaissait
l’addition de mon repas achevé. Quelques
mots d’Anglais avec lui. Il avait passé un an au Canada. Il travaillait trois
jours par semaine ici mais non, il n’était plus étudiant. J’ai pensé qu’il
était en train de me sauver d’une situation que je n’avais pas envie
d’exploiter. Elles, elles arrivaient juste et attendaient derrière moi pour
être placées. J’ai senti son regard derrière mes épaules sur lesquelles
glissaient ces petits babillements des femmes, ces pépiements qu’elles laissent
échapper quand elles échangent leur point de vue, sans discrétion aucune, sur
un garçon qui leur plait.
Je parvins enfin à me glisser en catimini vers le petit boudoir qui sert de sas
au restaurant pour atteindre la rue libératrice. Enfin seul. J’accélère le pas.
Mon hôtel n’est qu’à quelques centaines de mètres au bout de la rue. Vite y
arriver. Le soleil éclaire les silhouettes qui défilent devant moi et que je ne
veux pas regarder. Il doit faire une vingtaine de degré en ce début d’après
midi de novembre. L’air est bleu, sec et d’une énergie rassérénante. Mes
pensées sont trop occupées par mes écrits, une obsession en ce moment. On va se
croiser. Elles sont deux cette fois. En face. Mais on ne voit qu’elle. On se
croise. Seuls des yeux comme ça pouvaient me faire sortir de mon antre crânienne.
Grande, des jambes inhabituellement longues et très fines, extrêmement bien
habillée, de manière assez simple et raffinée, classe et mode comme j’aime
tant. Une posture un peu hiératique, de celles qui glissent sur l’asphalte comme
des fées clochettes. Elle me tend un immense sourire complice assorti d’un
hi sonore qui aurait pu
n’être que l’esquisse de quelque chose de plus profond si j’avais pu la
retenir. Les femmes passent et proposent. Que signifie vraiment ce sourire ? Je suis heureuse je m’exprime à toi parce
que je te croise là, ou encore :
tu me plais, tu es beau ou tu dégages quelque chose d’attirant, peut être
aussi rien de précis, juste une réaction épidermique ou même une marque de
politesse. On jette tous un peu de
spontanéité de temps en temps dans les rues, on entrebâille sa timidité, on
balance des petits cailloux, sans savoir ce qu’on veut vraiment. Si l’inconnu
qui les ramasse est convainquant, pourquoi ne pas prendre le temps de savoir
qui se cache derrière ? Même accidentel, son sourire, j’aurais pu le
transformer. Cinq minutes de blabla, un verre, un rendez vous, rien ?…Peu
importe, ce qui compte, c’est de se dire que oui, on a agrippé le grain du sablier, on a brisé la linéarité du jour
et on a frotté un peu son âme contre une autre. Prédateur de reconnaissance et
de petits morceaux de tendresse, amoureux de petites configurations éphémères
qui transforment la vie en compositions artistiques et vivantes.
D’habitude, j’essaye de ne pas rater ce genre de cadeau, que la providence
balance dans la figure à n’importe quel moment, comme pour nous narguer… Elle
semble te dire : vas-y montre moi que tu peux démarrer au quart de tour.
Alors que toi, t’as la migraine, des problèmes d’argent ou que tu es débordé
par ton boulot. L’opportunité se fout de notre état d’esprit comme la mort de
savoir si nous avons fini ce que nous avions commencé. Et le train passe
aveugle et se contrefout que tu le
rates. Si t’es monté dedans, tu bouffes, voyage en première ou avec les
bestiaux, c’est selon, selon ta chance. Tu peux gâcher ta vie que tu montes ou restes à quai de toutes façons.
J’aime ça, parler aux femmes dans les
rues. Quand j’ai des matins triomphants je peux être d’un culot monstre. T’as vraiment le chique…. Mais là…Non
rien. D’abord je viens de sortir du lit. Hier j’ai écrit jusqu’à quatre heures
du matin. Réveil à midi puis sortie éclaire vers le restaurant. Même pas pris
le temps de me raser, de me passer le visage sous l’eau. Je sens que j’ai les
yeux un peu gonflés, la mine encore un peu confite par le sommeil qui n’a pas
encore fini de s’évaporer complètement. Et c’est là qu’elles me sautent au cou.
Deux, coup sur coup. J’ai souvent remarqué que c’est quand on s’y attend le
moins qu’on plait. Quand on s’apprête, qu’on se trouve beau en forme,
spirituel, intelligent, ça peut être le bide total. Personne ne prête attention.
C’est à n’y rien comprendre ou plutôt si. On ne maitrise pas grand-chose. Une
seule certitude : pas deux fois le même train. Tu peux recroiser la même
personne mais le contexte aura changé. Tu sais bien qu’on ne rencontre pas
comme ça quelqu’un, ce qu’on rencontre en fait, c’est surtout un contexte.
C’est lui qui te tombe dessus. A toi de savoir si tu l’habites ou pas.
Pas la tête à ça. Je suis venu à Matsuyama pour écrire, pas pour les filles. Ca
fait longtemps que j’ai envie de me consacrer à l’écriture, pas seulement une
heure ou deux entre fromage et dessert. Non, là je veux vraiment essayé de me
mettre face au miroir de la feuille, au moins par curiosité. L’expérience de
l’écriture mon vieux ; à l’hôtel et tout et tout. Chez soi, on se trouve toujours des milliers
de broutilles à faire pour ne pas accomplir ce qu’on veut vraiment. Une machine
à faire, des impôts à payer, voir untel, finir ça pour le boulot. Pour ce qui
est vraiment important, c’est une autre paire de manche. Jamais le temps.
Et puis les mots, je les sens au fond de l’abdomen, il faut bien que je les
balance. Sinon tout ça finira par m’éventrer. Sans compter le plaisir de
laisser la petite voix intérieure s’échapper. Elle qu’on contrôle tant quand on
parle aux autres. Le discours construit, formalise, ment. A quelqu’un on ne
dira jamais directement le flot qui nous habite. « J’ai du désir pour
toi ; merde j’ai oublié ce coup de fil à la banque ; comment faire
pour lui plaire ; c’est bizarre ce rouge à lèvre que tu as, il n’est pas
beau ; j’ai faim ; j’ai envie de ne rien faire aujourd’hui ; mon
voisin est un con ; Il faut que j’achète des yaourts ; j’ai envie de
lire de la poésie ; j’ai envie de coucher avec toi là, tout de
suite ». On dit plutôt :
« Il a fait beau ce matin. Tu as vu le dernier Coppola ? » Ca
fait tellement du bien d’exister parce que l’autre répond. Parfois on se force
à être d’accord pour préserver l’harmonie. Ailleurs on le l’est pas et on
argumente, ou même on se force à ne pas l’être pour le plaisir de s’opposer. Ca
dépend avec qui on est et à quel moment. Si je veux te séduire, je vais essayer
d’aller sur le terrain de la communion. Donner l’impression, se leurrer soi
même, qu’on est dans une totale compréhension, une fusion de l’esprit et du
gout préalable à celle possible du corps.
Ecrire aussi c’est composer, mais si on veut on se censure moins et puis il n’y
a pas les codes de la communication. Divaguer, s’allonger sur le papier, c’est
la même jouissance que celle qu’on éprouverait si oiseau, on s’amusait à faire des
loopings dans le ciel. On donne à notre bordel intérieur des trajectoires, des
trajectoires qu’on choisit. On se dit qu’on est dans l’air, dans un élément où
tout est permis et qu’on peut narguer le chaos en faisant des ronds.
Et puis quoi ces filles…Elles étaient peut être pressées en fait. Peut être pas
un mot d’Anglais, quoi que ça, ça peut toujours se résoudre avec un peu
d’imagination. Qu’est ce que j’aurais fait de la copine…pas de compagnon avec
moi avec lequel se liguer. Du coup toujours ce problème de la fille qu’on
drague et de la copine qui la tire par
la manche, par jalousie ou parce qu’elle croit bien faire en délivrant celle
qu’on convoite. S’occuper des deux, faire semblant d’être juste sympathique et
sans arrière pensée ? Ca peut marcher
parfois. Surtout repérer la meneuse, même si c’n’est pas celle qui nous
plait, et faire en sorte de la convaincre de s’attarder, y compris en essayant
de lui faire croire que l’idée vient d’elle. Mais non, arrête, pas de
stratégie ! Les japonaises sont tellement moins méfiantes que les
européennes, du moins avec les étrangers bien sûr. La curiosité les rend très
disposées à s’arrêter cinq minutes, une heure voire beaucoup plus. Tu l’as fait
cent fois. Mais ceci dit, celles là, elles sont peut être gouines ou pire,
mariées et fidèles.
Quoi qu’il en soit, Koyuki m’attends à Hong Kong vendredi. Je ne peux pas lui
faire ça. Je sais que ça va complètement me torturer si je me lance dans une
autre histoire. Elle m’a invité à Bali en décembre aussi. Je me connais. Si je
me lance dans autre chose je vais avoir l’esprit complètement submergé et ça
sera la panique, comme dans ces ordinateurs qui ralentissent quand on a lancé
trop d’applications et que tout devient bordélique sans qu’on arrive à les
arrêter.
Je veux écrire. Comme un moine, là dans ma chambre, seul. Juste sortir pour
manger au lance pierre, pour faire fonctionner mes jambes et aller respirer en
marchant vite. Sinon l’esprit
s’anéantit. Il lui faut de l’oxygène à ce petit là, et il faut qu’il sente que les
muscles et les articulations du corps ont travaillé eux aussi, sinon, par
jalousie de la passivité à laquelle on les abandonne, il se révolte et use de
son pouvoir souverain pour nous détourner de nos chevauchées intérieures.
J’ai bien fait, oui j’ai bien fait. Ne pas avoir relevé. Deux femmes sublimes.
Bien sûr, plus je regrette de n’avoir rien fait, plus je me dis que j’ai eu
raison, sans y croire un instant. On passe beaucoup de temps à se justifier à
ses propres yeux. On sent qu’on a failli mais non, on trouvera toujours des
arguments. La petite mauvaise foi personnelle et l’auto complaisance. Et
pourtant au fond on serre les dents. On a été nul et on le sait. J’aurais du
aller à la campagne. Un endroit désert, sans personne à part quelques vieux avec
qui discuter de temps en temps pour ne pas devenir fou. La ville est trop
pleine d’aspérités pour le désir qui s’accroche partout. Ces corps, ces êtres.
On voudrait les serrer tous, se fondre, s’anéantir avec eux. En même temps,
j’ai besoin de cette tension pour écrire. La tension du désir. La circulation
du sang dans les veines de tous ces gens qui s’emmêlent partout autour, ça
garde éveillé, ça maintient l’attention sur la brèche. Ca aide à créer. La
campagne, ça peut être l’inverse, un puissant analgésique, un univers lénifiant
par l’excès de contentement et de sérénité qu’il procure. Pas forcément l’idéal
pour écrire. Il aurait peut être fallu opter pour une ville musulmane sinon.
Pas de femme dans les rues. Des villes presque sans désir. Sans ce désir qui
triture et fait vibrer, par l’éclair fugitif et par la nuit des passantes.
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