New-York
bar,
52ème étage du Parc Hyatt
de Tokyo Shinjuku, l’hôtel somptueux du film lost in translation de Sofia Coppola. Je suis avec Francesco, un verre
de whisky Suntory à la main. Francesco
est un jeune pianiste argentin basé aux Etats-Unis, venu au Japon pour se
plonger dans l’ambiance de son film culte. Dimanche soir dans le dortoir de ma guesthouse, je fermai mon casier en
métal, il arrivait pour installer ses affaires.
Quand quelqu’un est à côté de moi, le silence et l’indifférence m’oppressent.
La curiosité m’aimante. Where are you
from ? Phrase banale mais passage obligé des premiers contacts en
voyage. Puis le mystère de l’alchimie des rapports humain fait le reste. La
voix, le ton, le regard, la posture, le charisme, les premiers mots : autant
de facteurs qui déterminent ce qu’on inspire et ce qui nous est inspiré. Selon
les points communs, l’intérêt, le désir, la relation dure un rien, un verre, un
bout de route. Et puis facebook de prendre
le relais, illusoire.
Quand on voyage seul, il y’a un certain tropisme qui se fait avec les autres électrons
libres. On se devine des similitudes : mêmes causes, mêmes effets sans
doute. Celles là qui attirent vers l’horizon : curiosité, nomadisme,
folie, romantisme, aventure. Pour un rien, j’ai parlé à Francesco de
l’Argentine et du Brésil, de Rio. Lui de la France et des français qui disent
« c’est la vie… », Un peu désabusé, une clope au bec, un verre de
vin, en devisant sur la contingence des choses.
J’ai bien aimé son ton posé, cultivé et sensible. Viens avec moi ce soir si tu veux.
J’avais envie d’aller traîner à Shibuya et passer la nuit en club. Rendez vous dans une heure au RDC face à
l’accueil.
A la sortie de l’hôtel, un allemand qui
nous demande un renseignement. C’est parti pour un quart d’heure de blablas sur
un bout de trottoir. Les filles japonaises ceci, les filles japonaises
cela : « elles sont timides. Quand un mec leur plait, elle le colle
en boite et attendent qu’il leur parle ».
—Tu veux venir avec nous ?
Non, il est fatigué de sa soirée d’hier et attend des japonais qu’il a
rencontrés. Ok, salut et take care man.
Nous, nous engouffrons dans la station de métro Akebonobashi. Changement à
Shinjuku sanchome et en quelques stations, c’est Shibuya, un des QG des noctambules
Tokyoïtes. Les tenues ultrafashion achetées
la journée dans les boutiques
innombrables du quartier passent en début de soirée sur les corps qui arpentent
les rues. D’ultra bondé, l’endroit se détend, les démarches s’alanguissent, les
yeux sont plus mobiles. Un certain désir circule comme du sang rouge et chaud
dans des artères de synthèse. Il est 22H30 et demain, c’est férié.
Pour se mettre au diapason de la nuit, rien de tel que de vaticiner un peu sans
but, l’esprit ouvert et aiguisé. Je me retourne. Le français de Ueno ! Je
crois reconnaître l’homme croisé dans l’après-midi avec Toshi. Il nous avait
abordés et nous avions discuté un moment avec ce voyageur parti en solo. Méprise ;
non ce n’est pas lui. Et pourtant voilà qu’il me répond quand même en français
version accent parisien. Un demi-hasard vu la probabilité de tomber sur des compatriotes
par ici. Mais c’est assez pour taper la causette avec X, ingénieur d’une grosse
boite française basée à Tokyo. A ses côtés une nippone, charmante. Venez
avec nous prendre un verre !
Pas possible, ils ont rencard mais X me laisse son numéro. Viens, j’ai une soirée la semaine suivante en compagnie de quelques
amis.
— Ok… merci, ça roule !
Reprise de la dérive avec Francesco. Direction le Lockup, une bonne adresse du coin. Brève irruption dans cet Izakaya bizarre, tendance train fantôme.
Un couloir d’entrée labyrinthique avec hurlements, mannequins de vampires et
zombies, éclairages inquiétants. Mais il est déjà trop tard pour boire un verre
ici. Redépart en vadrouille. Quelques ricains en goguette ont l’air de chercher
où aller. Des bons plans pour la nuit les
gars ? Non, rien de spécial. Plus loin, il y a des prostituées
chinoises sur un trottoir en lisière du quartier qui nous accostent pour des BJ
à 3000 Yens. Massages. Tu comprends ce que cela veut dire ?
Déjà 11 heures. Pour nous, c’est parti pour faire la nuit, on ira en boite
direct, sans before. À des japonais :
quel club vaut le coup dans le quartier ?
— Le Club Asia sera bon ce soir !
Francesco s’achète une bière dans une épicerie de nuit. Temps aussi de discuter
avec trois fêtards anglo-saxons qui passaient. Le club Asia, vous connaissez ?
— Non ! Mais nous aussi on le cherche !
Let’s go together. Présentations avant
de s’ébranler vers notre aimant de lune introuvable. J’aborde des groupes de
japonaises qui traînent. Certaines tentent de nous renseigner sans succès. Peu
importe car qu’y a-t-il de plus plaisant que de parler avec elles ? Un des
anglais qui n’a rien compris veut absolument trouver le club sur son plan. Question
de gloriole personnelle apparemment. Attendez-
moi ! Il compte les rues mais autant chercher la pierre philosophale :
à Tokyo elles n’ont pas de nom.
Nous finissons par le trouver. Le club est sur la colline de la fête, dans la rue des boites. En face, il y’en a un
autre, puis un autre puis… Nos compagnons tergiversent. Une bonne occase de se
dérober pour Francesco et moi. Bye les
gars. Ils nous suivent finalement. On les lâchera dans la boite.
L’endroit se compose de deux salles. La première fait une techno transe à fond
les ballons avec un bassiste sur scène qui double les graves. Les vibrations
sont tellement fortes que les cheveux frissonnent et la cage thoracique vibre
curieusement. Dans la salle d’à côté, ambiance plus Caraïbes et musique noire
américaine. Pas besoin de se concerter pour savoir que c’est là qu’on veut
être. De bières en bières, j’apprends que Francisco vient de diriger Sheherazade
de Rimsky Korsakov lors d’une tournée en Amérique latine avec son orchestre. Puis Dieu sait pourquoi, nous parlons des
aventures de Rodolphe et de mimi pinson dans le Paris mythique des poètes et
des peintres désargentés de la Bohème ;
ceux là qui refaisaient le monde dans
l’ivresse. Des filles au bar nous jettent des regards d’éclaireuses. Deux
japonaises, une occidentale. Ok, on y va.
Présentations rapides. Un verre et puis on les quitte plus.
Anna est catalane, en vacances 15 jours à Tokyo chez une copine japonaise
qu’elle a rencontré à la fac, en philo. Du coup mon espagnol revient dare-dare.
Oui j’aime aussi les films de Truffaut.
Jules et Jim bien sûr et Godard
évidemment. Pierrot le fou, à bout de
souffle, masculin féminin. Elle est folle de culture française. Tout y
passe. Deleuze même. Est-ce qu’elle a lu le pli, son bouquin sur Leibniz ? Oui, bien sûr ! Moi non…mais je fais semblant sur fond de musique
tonitruante. Et forcément nous actons le spontanéisme deleuzien.
For an exciting time, go for a suntory
time
J’avais
perdu la trace de Francesco vers 4 ou 5 heures du mat. Le lendemain midi en
rentrant, un message à la réception : j’espère
que tu as passé une bonne fin de soirée, moi j’ai changé d’hôtel, appelle moi à ce numéro et demande la
chambre 202.
J’appelai. Rendez vous était pris pour le lendemain soir. « Allons boire
un verre au New-York bar au Parc Hyatt, me suggéra t-il. C’est le
bar mythique de lost in translation ».
Je savais que c’était son film préféré. En attendant je devais le rejoindre à
sa nouvelle adresse, le Keio, un hôtel
de luxe connu de la ville. « Je me sentais un peu à l’étroit dans
l’auberge de jeunesse »
ajouta
t-il.
Lost in translation, je dois dire que
j’avais trouvé ça moyen en fait. L’histoire est simple : une star de ciné,
Bill Murray se retrouve à Tokyo pour tourner une pub pour le Whisky Suntory. Crédible : les japonais
sont friands des stars US qu’ils sollicitent pour tourner leurs spots. Tomy Lee
Jones a bien sa figure à la dioxine affichée partout pour vanter le café BOSS.
Murray tombe en dépression. Il perd ses repères et s’interroge sur son couple qui
l’étouffe alors que sa femme le harcèle au téléphone pour des questions dérisoires.
Il rencontre alors Scarlett Johannsen qui joue la femme d’un photographe de
mode occidental en voyage au Japon pour faire des shoots. Elle aussi est en
pleine crise : son mari, séducteur invétéré, la délaisse, trop sûr de lui, trop fier, trop
persuadé que tout est acquis. Les deux personnages, désabusés, se rencontrent
au bar de l’hôtel et entament une relation, intense mais platonique bien
qu’elle manque de basculer à plusieurs reprises. Ce film est donc l’histoire de
deux êtres faillés qui se réchauffent avant de se séparer sans doute pour
toujours.
A 22 heures nous y sommes aussi, accoudés sur une grande table haute, face aux
immenses fenêtres du 52ème étage de la tour. Le ciel nocturne est dégagé. Au premier plan devant
nous, un sky évidemment de marque
Suntory. For an exciting time, go for a
Suntory time. Francesco me repète l’antienne de Bill Muray tandis que la ville
immense brille de mille feux. Nous dominons presque tous les autres grattes
ciels où des lumières rouges, vives et puissantes clignotent inlassablement. On
dirait les diodes d’un circuit intégré qui brasillent. Des amers dans le ciel
pour la Ben Laden Airlines ? Mais nos verres vibrent seulement des sons de
la contrebasse de l’orchestre de Jazz qui joue des standards.
« Je reviens des Philippines où j’ai passé quelques jours avec ma femme,
me confie Francesco. C’est une américaine travaillant pour une société mandatée
par l’ONU. Elle est chargée d’une mission caritative dans ce pays en proie à la
pauvreté. Avant de rentrer à Washington, je voulais absolument faire un stop à Tokyo
pour voir le New York bar. »
Marié
depuis peu, lui est fol amoureux. Elle, contemporaine, complètement émancipée
et indépendante ne le lui rend pas bien. Elle mène sa vie sans trop se soucier de lui, sans grande
démonstration d’affection. Lui, le latin à la voix suave, il l’a voudrait plus
tendre, plus maternelle en fait. Et il n’a que cette avarice de baisers qui lui
vaut une belle détresse sentimentale.
«Récemment, j’ai découvert dans sa boite mail laissée ouverte par
mégarde un message ancien mais sans ambiguïté. Il y a eu une relation extra
conjugale mais éphémère au début, avant notre mariage. Je l’aime sans doute
trop pour la quitter, même si c’est insupportable. Elle n’essaie même pas de se
racheter en étant charmante maintenant ! Au contraire, elle semble encore
plus égoïste. Il me faut une vengeance ! »
Il reprend un Whisky, s’allume une autre cigarette tandis qu’en face de nous,
comme des mégots incandescents, les
buildings scintillent toujours en rouge. Parting
is such a sweet sorrow.
«Tu ne l’aimerais pas d’une intensité inversement proportionnelle à la capacité
qu’elle a, elle, de mettre des distances. Tu
m’suis j’te fuis, tu m’fuis j’te suis. Tu connais l’adage n’est ce
pas ?
— Peut être quelle veut me quitter en fait. Pourquoi se persuader que sa
propre histoire est tellement plus compliquée que celle des autres ? »
— Autre conjoncture, plus simple : elle ne veut pas franchement te perdre, elle
est juste inconsciente de l’investissement et des efforts requis par la vie de couple.
Une égoïste qui ne sait pas donner d’amour. Il y en a des tonnes. Les mots s’envolent.
On dit je t’aime. On continue à le dire par habitude. Et puis, on ne dit plus
rien. Pourtant l’amour n’est pas donné pour toujours et pour le conserver
longtemps, il faut une bonne dose d’imagination quotidienne. Ta femme en
manque peut être mais rien ne t’empêche de lui suggérer que rien n’est jamais
acquis. Elle prendra peut être peur et changera son comportement. »
Au fond de moi, j’étais beaucoup moins optimiste. L’amour aussi pouvait être
balayé du revers de la manche par la providence aveugle. De quel droit voudrait-on
s’approprier quelqu’un? Et puis quoi, croire pouvoir compter indéfiniment sur
l’autre revenait à vouloir bâtir une maison sur du sable. Compter sur soi-même
déjà…Par combien d’inclinations et de palinodies passe-t-on tout au long d’une vie ? Bien
sûr, je ne m’ouvrais pas de cela à Francesco.
« Tu as raison, me dit-il t-il. Les amours qui durent longtemps...
Ils sont souvent sous le signe de la conquête perpétuelle. Rien de pire que de considérer
une relation acquise et de verser dans la négligence ou la passivité. Tous les
jours il faudrait étonner, surprendre,
se rendre indispensable. L’amour est un tonneau des danaïdes qui doit être rempli
sans cesse par l’effort et l’imagination.
— Et on le fait pour garder l’autre, pour se l’attacher mais aussi pour rester
amoureux soi même. Car, on finit par
croire à son propre zèle sentimental et l’attirance qu’on a pour son partenaire est souvent renforcée
par les assiduités que l’on lui voue. Le cercle vertueux de l’amour. Sans
cela, c’est la médiocrité qui l’emporte. Le couple dégénère et n’est plus lié que
par l’habitude. Rien de pire que ces hommes et ces femmes qui se détestent et
restent ensemble par conformisme. Certes, il y’a aussi ceux qui ont tellement
pris l’habitude de se haïr qu’ils sont attachés à ce sentiment au point de ne
plus pouvoir s’en passer…Tu sais je pense que ce qui mine le couple en effet,
c’est l’incompréhension et les non dits. Les choses que l’on attend mais qu’on
ne veut ni demander ni confier à l’autre parce qu’on souhaite que cela vienne
de lui. A défaut, la frustration et la rancœur s’installent insidieusement
jusqu’à la rupture. Les détails font certainement l’essence d’une relation.
Mais, ne croyons pas pour autant que l’autre sente comme nous ; ne lui en
voulons pas de ne pas être clairvoyant en nous et de n’agir pas comme on
l’aurait souhaité. Chacun à sa propre manière d’exprimer son amour. Aimer
quelqu’un c’est donc aussi apprendre à connaître son langage. Persuade ta femme
d’appendre le tien et dis lui clairement ce dont tu as besoin. »
2 heures du matin. Nous sortons du Parc
Hyatt. Francesco rentre à Washington demain. Une accolade à la brésilienne,
affectueuse, et voilà, la nuit a déjà englouti la soirée. Salut ! Envie de marcher maintenant. Arpenter les villes la
nuit c’est comme lire de la poésie ou méditer. Un plaisir intense : des
éclairs de beauté qui jaillissent dans l’esprit et puis cette conscience aigüe
d’exister, ces pensées claires et ce ressenti terrible de la magnificence et du
désespoir de la condition humaine. De la rue, les petites lumières rouge des
toits des buildings sont moins voyantes, mais, en levant la tête, on les
aperçoit quand même qui brillent comme des anges gardiens. A ce moment là, je
ne savais pas encore qu’il y’en avait un pour moi et que je reviendrai au Parc Hyatt. Dans un autre contexte.
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