Valéria


J’étais absorbé par mon laptop quand je sentis que quelqu’un m’observait. Une sorte de sixième sens ou quelque chose comme ça. J’éprouvai aussi une petite gêne. Celle qu’on a toujours lors d’un premier contact, un brin de méfiance, héritage du vieil instinct de survie de notre cerveau reptilien.
« Tu viens d’où ? »
Je levais la tête. Elle était là debout devant moi et avait l’air d’être sortie d’un avion le matin. 
«  Je suis français. » 
Elle, elle s’appelait Valéria. Elle était Argentine, portena plus précisément. Une race à part que les gens de Buenos Aires. Elle travaillait chez Nokia en Chine depuis un an et vivait à Pékin : « Des français, j’en ai rencontré pas mal ces derniers temps. Des arrivistes. Des types en école de commerce qui font des stages de six mois ou plus en Chine, parce qu’il faut être tendance. Ils passent leur temps à s’acheter des fringues pour peanuts et le reste à critiquer. Rien à foutre du pays. A part les boites, l’alcool et la sape. 
— Oui je vois…Y’en a plein des comme ça. 
— Tu les mets à l’étranger avec un statut international, un gros pouvoir d’achat et ils…Non franchement, j’ai été déçu. Je pensais qu’en France quand même, on n’en était pas encore là. Je ne sais pas moi, l’esprit critique, Voltaire, la révolution, Aragon, la poésie…
— Tu sais, tout ça, ça devient un peu périmé. Beaucoup ne pensent pas à tout ça. »
Elle n’aimait plus l’Argentine. Raz le bol de ce pays. Pas de souffle vers l’avenir. Elle trouvait que les gens s’endormaient. Personne n’en avait rien à ne foutre de rien. La corruption gangrenait tout. Elle ne voyait aucun projet collectif, aucun souffle qui traversait les murs des cœurs.
La Chine ? Elle l’avait adopté en fait. Un pays incroyable, en chantier, d’un dynamisme à vous couper le souffle. Des contrastes terribles et un côté encore popu qui lui plaisait. Elle aimait ce bouillonnement ; les chinois un peu bordéliques parfois, mais sympas la plupart du temps ; pas du tout d’accord avec le cliché qui les faisait passer pour des rustres. Elle m’avoua faire trop la fête aussi et en avoir un peu marre. L’alcool, le sexe. Là bas c’était comme ça. Pas de religion pour vous culpabiliser. La jeunesse urbaine chinoise était assez easy going. Quand au milieu international, n’en parlons pas. Son boulot ne lui déplaisait pas trop. Elle était bien payée. Et là, puisqu’elle avait une semaine de vacances, elle avait pris un billet d’avion pour Tokyo. Elle voulait voir ça…Tamagoshi-land
«  C’est pas la vraie vie ici ! Ils vivent dans une bulle ! Tout est trop parfait. Ces courbettes, cette extrême politesse des gens…Ce côté lisse et super organisé. C’est n’importe quoi ! »
Arrivée au petit matin au Japon, elle avait déjà fait en une journée le tour de Tokyo trois fois et en avait presque vu autant que moi en quelques semaines. Elle me raconta, les quartiers, les parcs, sa longue marche de l’après midi. Je commençais à la trouver vraiment sympathique. Elle était pleine de vie, d’énergie et souriait tout le temps. Un côté garçon manqué, tu me la fais pas, mais un certain charme. Je lui donnais entre 25 et 30. 
« Tu fais quoi ce soir ? me demanda-t-elle.  J’ai envie de voir un peu ce que ça donne Tokyo la nuit, faire la fête et aller boire une bonne bière ! »
Je faisais quelques simagrées. 
«  Euh…Ecoute, je dois écrire encore un peu. Je ne sais pas trop. Hier soir je me suis couché à l’aube. Je…Demain ? » Je m’étais juré une heure avant de la rencontrer que je n’allais pas sortir. Il fallait que j’avance l’écriture de mon bouquin. 
Elle avait l’air déçu. On discuta encore un moment. Elle partait déjà demain pour Kyoto. Une semaine alors pas le temps de trainer. En fait, elle n’eut pas beaucoup de mal à me faire changer d’avis. Ecrire mon livre ou bien passer une soirée avec une jolie sud-américaine? 
Nous traversâmes la ville comme des marathoniens. Il  était peut être vingt heures mais comme souvent, je n’avais pas ma montre. Pas de temps à perdre à le regarder passer. Elle n’avait pas voulu prendre le métro et aimait marcher vite, comme moi, le long des grandes artères de la ville. Un pas d’armée en campagne. On allait vers Shinjuku à une vingtaine de minutes à pieds de l’hôtel. Aux carrefours pas question d’attendre le bonhomme vert comme le font imperturbablement les japonais. Nous, nous faisions jongler nos corps à travers le trafic toutefois plus calme à cette heure-ci.
« Nous allons mettre un grain de sable dans le système ! », lança-t-elle en riant. L’idée d’être la petite brise qui met en l’air le château de cartes lui plaisait et une argentine et un français sont forcément un peu indisciplinés. Nous parlions à bâtons rompus. Elle connaissait Antoine de Toulens ? « Tu sais, c’est le français complètement mégalo qui au 19ème siècle avait voulu s’improviser roi de Patagonie. Non ? Ah bon ? Mais tu es Argentine ! Il faut que je te raconte ça ! » Je lui parlai aussi des Condottiere et de Garibaldi. Elle, elle me mit sur le tapis la pyramide de Maslow, va savoir pourquoi, et ses soirées à San Thelmo et à Palermo, des quartiers de Buenos Aires qu’elle aimait tant. Des images d’un voyage précédent dans son pays me traversèrent l’esprit. Elle voyait que je voyais bien ce qu’elle voulait dire. 
Je savais que l’endroit où j’allais l’emmener lui plairait. Une petite rue étroite de derrière les fagots, avec des maisons basses, au cœur de Shinjuku. La venelle s’étendait le long de la ligne du Yamanote, la ligne de train sur pilotis qui ceinture Tokyo. Un endroit hors du temps, qui n’avait pas été détruit par la poussée des grattes ciels et les plans d’aménagements urbains des années 60 et 70. Un endroit relique qui n’en n’avait peut être plus pour très longtemps face à la rapacité des promoteurs. 
Je la trainais dans un vieil Isakaya crasseux, ces bars japonais typiques où on boit de la bière et du Saké en mangeant des brochettes de poulet mariné dans une sauce un peu gluante et sucré. Le comptoir et la salle étaient minuscules. Une chinoise tenait les reines de ce boui-boui popu. Elle nous servit deux grandes bouteilles de Sapporo bien fraiche et quelques amuse-gueules. Elle semblait à moitié folle. Des yeux un peu vide et haineux. Qu’avait-elle donc vécu pour en arriver là ? Elle nous resservi une bière tout de suite après la première sans nous demander. Il fallait que l’addition grossisse. Valéria s’emporta dans un chinois qu’elle parlait couramment. Les argentins ne s’en laissent jamais compter. Du bagout, de la gueule. Ca me faisait du bien de retrouver ça ici. 
Trois personnes s’assirent à côté de nous. Mon voisin m’adressa la parole. Il était ladhaki et  s’occupait d’une association basée à Tokyo destinée à protéger la culture traditionnelle du Ladakh. Avec le tourisme, l’arrivée de l’argent…Il fallait faire quelque chose pour que les savoirs et les pratiques traditionnelles ne disparaissent pas dans ce coin reculé de l’Himalaya. Ca arrivait si vite. Deux japonais impliqués dans son projet l’accompagnaient. Ils avaient étudiés la langue et  vécu à Leh pendant plusieurs mois. Ils y allaient souvent, faisant les aller et retours avec Tokyo. Un  peu hors norme avec leur accessoires artisanaux de là bas. Le bonnet, le sac. Style un peu bab, ethnik en version Jap. J’évoquai mes péripéties sur la route de Leh il y’a deux ans.  Le Jeep bringuebalante avec des compagnons de voyage français si sympas rencontrés à Manali. Les pluies diluviennes qui lessivaient totalement la route taillée dans la pierre à qui mieux-mieux, pas même asphaltée. Elle était effondrée en de multiples endroits et des armées d’ouvriers la réparaient en permanence, peinant dans les cols à plus de 5000 mètres d’altitude, là où l’oxygène devient si rare. Il y’avait des tarés qui prenaient la route en vélo aussi. Moi, j’avais failli tomber dans les vapes, même en restant assis. 
« Ah bon tu es allé là bas ? Tu sais il y’a des français qui s’occupent des orphelins. Ils ont des associations. Et dans le Zanskar et dans la Nubra, tu y as mis les pieds ? » Des bouts du monde, des endroits parmi les plus reculés de la terre. La vallée de la Nubra, là où on trouve des chameaux et des gens aux yeux bleu, en plein Himalaya. Mais…non…Pas eu le temps.
Il discourut avec conviction. Une belle âme, pleine de bon sentiment. Rendre le monde meilleur. Permettre aux peuples d’exister dans leurs traditions. Etre solidaire. Un beau topo alter qui agaça un peu Valéria. « C’est trop important l’humanitaire pour laisser tous ces gens en parler alors que la plupart brasse du vent ». Elle le piqua sur son asso, l’efficacité de ses projets etc. Elle était encore plus directe après la bière, comme une vraie Argentine.  Je me sentis un peu gêné mais le ladhaki ne s’offusqua pas. Il resta bienveillant. 
En rentrant à l’hôtel, dont le dortoir était divisé en compartiments clos, nous discutâmes une bonne partie de la nuit dans sa capsule. J’avais l’impression d’être dans une tente ou une cabane. La même ambiance. Il manquait plus que les bougies. Mais il y’avait une petite veilleuse qui faisait très bien l’affaire. Cette promiscuité un peu boyscout nous rapprocha. On allait sortir les cartes comme en colonies de vacances ? On parla au hasard de littérature. Le baiser de la femme araignée de Manuel Puig, un auteur argentin génial. Je lui demandais si elle avait vu l’adaptation cinématographique de Babenco. Non ? Moi non plus en fait. Alors, tandis que le petit jour poussait inéluctablement la nuit comme un aimant, on essaya d’en inventer une.

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